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L'aventure des mots
14 décembre 2013

Françoise Héritier, Le Sel de la vie, Editions Odile Jacob, 2012

le sel de la vieLu dans le cadre d'un futur comité de lecture sur le thème du « quotidien » dans le sens de « ce qui appartient à la vie de tous les jours ; réalité de tous les jours ».

Anthropologue de formation et de métier, Françoise Héritier est l'auteure de plusieurs essais. Elle nous livre ici, sur un tout autre registre, la liste de ce qui pour elle fait le « sel de la vie ». En effet, pour répondre à la carte postal d'un ami, lui vient l'idée de réfléchir à tous ces petits riens qui font notre quotidien -le sien évidement puisqu'elle part de sa propre existence-.

Extrait : « ...recevoir en cadeau une pintade ou tout autre volatil ou animal qui se débat, avoir plein de boîtes, des greniers et de profondes armoires, se tenir près du vide, imiter à la perfection la voix, la démarche, les intonations de personnes ou d'animaux, se coucher dans des draps fraîchement changés, contempler benoîtement les fresques bucoliques de la salle des fêtes de la mairie du XIe arrondissement de Paris, se faire les ongles, se lever et dire non, mettre du cœur à l'ouvrage, rire avec Coluche ou Desproges, avec Chaplin ou Keaton, s'abîmer en perplexité devant certaines « œuvres d'art », refuser absolument d'avoir chez soi certains livres (négationnistes ou xénophobes, par exemple), se sentir bien même fugitivement dans son corps et dans sa tête, (…), faire siffler un brin d'herbe entre ses doigts, écouter dans le nuit du fond du lit le carillon de Westminster qui augmente à chaque quart d'heure la durée de sa ritournelle, (…), caresser la peau douce et flétrie des mains d'une vieille dame, appeler sa mère « ma petite mère », sa fille « mon trésor », son mari « mon cœur » et ressentir pleinement la justesse de ces appellations, (…), faire se refléter sous le menton le jaune des boutons d'or, manger du raisin pris directement à la treille sur la façade d'une maison, voir de grosses gouttes d'eau s'écraser sur le sol ou un immense arc-en-ciel ou une lumière lointaine dans la nuit noire ou une étoile filante ou silencieusement passer très haut une une capsule spatiale, avoir une tirelire, un objet fétiche, une taille fine, surprendre un animal qui vaque à ses affaires, sentir la densité d'un silence attentif, entrer dans la parole comme on entre dans l'arène, trouver enfin le mot juste, attendre un coup de fil, s'attrister parce que les galets perdent leurs belles couleurs en séchant, (…), vibrer au timbre d'une voix, recevoir en pleine figure des ressemblances troublantes et agir avec le nouveau venu comme avec l'ancienne connaissance, (…), ne pas parvenir à se souvenir d'histoires drôles, avoir confiance en son frère et ne jamais s'ennuyer avec lui, éviter d'être « lourd » sans renoncer à ses opinions, haïr le ton cassant, les manières raides, grossières, offensantes, le regard dédaigneux, l'absence de considération pour les autres qu'on trouve chez ceux qui se croient supérieurs pour une raison ou une autre, parler et se comporter de la même manière, sur le même ton, et avec le même langage avec tous, considérer que le mot « gentillesse » renvoie à une grande vertu, ne pas se détourner du malheur, tenir l'amitié pour un engagement, s'absorber dans la contemplation d'une fourmilière au travail, marcher dans une prairie pour faire jaillir les sauterelles, ... ».

Personnellement, j'ai trouvé cette lecture très agréable. Ce texte est inclassable, s'agissant une énumération de faits et gestes qui sont presque anodins...presque anodins. Texte inclassable, mais réellement et profondément vrai, qui a l'art de mettre (ou remettre) en valeur le goût irremplaçable de tout ce que nous accomplissons, ressentons, admirons ou détestons chaque jour... C'est d'une incroyable et toute simple joie de vivre, qu'il s'agit là !

Chacune ou chacun d'entre nous devrait écrire sa propre « liste », juste pour qu'au milieu de la folie du monde et du rythme effréné de nos existences, nous puissions nous ressourcer et reconnaître ce qui fait le « sel de la vie » pour nous aussi ; histoire, sans doute, de recadrer les choses...

Extrait de ma propre « liste » : « la chaleur de son lit -couverture douce et couette moelleuse- quand la température est fraîche et le vent glacial au dehors, le parfum de savon sur ses mains, la brûlure d'un café bien fort, un carreau de chocolat que l'on laisse fondre dans la bouche, le poids du petit corps d'enfant dans ses bras, la douceur d'une joue contre la sienne, le bonheur d'une petite main serrée dans la sienne, l'odeur de pain chaud ou de viennoiserie dans une boulangerie digne de ce nom, le parfum d'un livre neuf, le chant des oiseaux au petit matin, le bruit de la mer, son flux et reflux, une pluie fine sur le visage, l'odeur d'une forêt de résineux, le craquement de neige sous ses pas, la délicatesse des pétales d'une fleur ou des ailes d'un papillon, la couleur extraordinaire des nuages au lever du soleil, le bleu du ciel qui brûle les yeux en plein été, la pâte croustillante d'un bon pain sous la dent, l'odeur de l'herbe fraîchement tondue, la cascade sonore du rire d'un enfant, la liberté des orteils dans des sandales toutes plates pour mieux sentir la présence concrète de la terre, le grain du papier sur lequel on écrit ou dessine, la fragrance des pastels gras, mordre dans un fromage de caractère, se chatouiller les papilles avec un bon vin et se désaltérer avec une bière bien fraîche ( pas de la Kro' basique, pitié!) , si possible en bonne compagnie, se remplir l'âme et les yeux de la beauté sous toutes ses formes, travailler dur des jours et des jours pour préparer un examen ou rédiger un mémoire et réussir, s'endormir écrasée de fatigue d'un lourd et profond sommeil, en sachant que l'on a passé une très bonne journée et que cela valait la peine de se défoncer, grimper sur des sentiers de montagne, le souffle court, mais avec un sentiment de bien-être et de liberté, le cœur qui bat violemment quand nous sommes sur le point d'annoncer nos sentiments à quelqu'un, se laisser chouchouter chez le coiffeur, pester contre les automobilistes qui vous laissent poiroter de longues minutes à un passage piéton sans qu'un seul ait l'idée de s'arrêter pour vous laisser traverser, râler parce que le bus est encore en retard ou parce que les enfants mettent beaucoup de mauvaise volonté à se préparer pour partir à l'école, annoncer une bonne nouvelle, mais aussi se charger des mauvaises, courir après ses enfants pour leur faire des chatouilles, des câlins et des bisous baveux, pleurer devant les misères du monde, les catastrophes, les guerres, l'absurdité de l'être humain, rire de soi, avoir un bon mot qui fasse rire les autres (c'est très gratifiant), soutenir de toutes ses forces une personne très chère dans la maladie, la souffrance, consoler le chagrin de ses enfants, comprendre dans les épreuves qui sont celles et ceux sur qui nous pouvons réellement compter, accepter que la mort fasse partie de la vie (la trahison, parfois aussi), donner quelque chose à manger à quelqu'un qui a faim, sourire spontanément à un parfait inconnu, avoir du sel sur les lèvres après un bain de mer, être subjugué par un écureuil qui traverse le chemin devant soi, déraper sur des dalles glissantes et finir sur les fesses devant tout le monde sur une place du centre ville (c'est du vécu !), avoir du mal à s'arracher à la lecture d'un livre, batailler parce que l'on manque d'inspiration pour la liste des courses, savoir que l'on a tort, et ne pas vouloir l'admettre (par orgueil, bien sûr !), s'agacer devant la dose de publicité qui passe à la télévision, s'ennuyer ferme dans la salle d'attente du médecin ou du dentiste, se réjouir de découvrir la suite de sa série télé préférée, etc. »

A vos plumes ou à vos claviers d'ordinateur pour énumérer ces petits riens si importants pour vous ! ... Et bonne lecture surtout !

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