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L'aventure des mots
27 juillet 2013

Jon Kalman Stefansson, Entre ciel et terre, Folio, 2011

entre ciel et terreIl s'agit là d'une lecture que je ne suis pas prête d'oublier et d'un écrivain hors du commun !

J'évoquais le pouvoir des mots et l'importance que peuvent avoir certains ouvrages dans nos existences dans mon commentaire sur L'ombre du vent de Carlos Ruiz Zafón.

Mais ici, ce pouvoir et cette importance prennent une toute autre dimension : tant à travers l'histoire qui nous est contée que grâce à l'intensité de l'écriture de Jón Kalman Stefánsson.

L'histoire, c'est celle de deux amis, le gamin et Bárður. Tous deux sont engagés pour la saison de pêche dans un fjord glacé de l'Islande. Tous deux sont inséparables, liés par une profonde amitié et par l'amour immodéré qu'ils partagent pour la littérature. Or, les livres sont choses rares et précieuses dans ces contrées perdues et en ce début du XXe siècle -c'est ce qu'il semble car l'époque n'est pas évoquée de manière tout à fait précise-.

Ainsi, Bárður découvre le Paradis perdu de Milton, un ouvrage prêté par un vieux capitaine aveugle, intraitable et amoureux des mots. Ce livre imprègne tant les pensées du jeune homme que lors d'une sortie en mer, il oublie sa précieuse vareuse. Sous ces latitudes où le temps capricieux peut virer soudain du clément à une terrible tempête, ce type d'étourderie ne pardonne pas... Et effectivement, la mort s'empare de lui et laisse le gamin avec une peine infinie...Il souhaite mourir lui aussi, mais avant de se laisser emporter dans l'autre monde, il estime avoir une mission : rendre le livre maudit à son propriétaire. Son périple et les rencontres qu'il va faire, vont peut-être bien changer le cours de sa destinée...

L'écriture est très expressive et d'une grande poésie. En quelques deux cent cinquante pages, l'auteur donne à voir l'essentiel : les forces de la nature, l'humain, l'énigme du sens de la vie, le poids des mots et leur limite aussi (ils ne protègent par du froid, par exemple, et ne sauvent pas non plus de la noyade ces pêcheurs dont la plupart n'ont jamais appris à nager).

Extraits : «Deux matelots s'étaient noyés, leurs corps n'avaient jamais été retrouvés et ils étaient allés rejoindre la foule des marins qui errent au fond de la mer, se plaignant entre eux de la longueur du temps, attendant l'appel suprême que quelqu'un leur avait promis en des temps immémoriaux, attendant que Dieu les hisse vers la surface et les attrape dans son épuisette d'étoiles, qu'il les sèche de son souffle tiède et les laisse entrer à pied sec au royaume des cieux, là, il n'y a pas de poisson aux repas, disent les noyés qui, toujours aussi optimistes, s'occupent en regardant les quilles des bateaux, s'étonnent du nouveau matériel de pêche, maudissant les saloperies que l'homme laisse dans son sillage, mais parfois aussi pleurent à cause de la vie qui leur manque, pleurent comme pleurent les noyés et voilà pourquoi la mer est salée.»

ou encore « Geirþrúður l'a écouté les yeux mi-clos, ses paupières haves reposaient sur la nuit de ses yeux, Helga fixait la couverture rouge car il faut bien avoir les yeux posés quelque part, ils ne sont pas comme les mains qui peuvent simplement s'endormir ou comme les jambes que personne ne remarque au bout d'un certain temps, les yeux sont en tout point différents, ils ne se reposent qu'à l'arrière des paupières, ce rideau à la surface des rêves. Les yeux échappent à tout contrôle. Nous devons réfléchir où et quand nous les posons. L'ensemble de notre vie s'écoule à travers eux et ils peuvent aussi bien être des fusils que des notes de musique, un chant d'oiseau qu'un cri de guerre. Ils ont le pouvoir de nous dévoiler, te sauver, te perdre. J'ai aperçu tes yeux et ma vie a changé. Ses yeux à elle m'effraient. Ses yeux à lui m'aspirent. Regarde-moi un peu, alors tout ira mieux et peut-être pourrais-je dormir. D'antiques histoires, probablement aussi vieilles que le monde, affirment que nul être vivant ne supporte de regarder Dieu dans les yeux car ils abritent la source de vie et le trou noir de la mort. »

Ce récit peut paraître d'une immense tristesse, mais il déborde aussi de tendresse pour l'être humain, et l'amour et l'espoir transparaissent également sous la plume virtuose de Jón Kalman Stefánsson.

Un dernier extrait : « Ragnheiður travaille à la boutique depuis trois ans, nous disions eh bien, voilà la fille de Friðrik, la prunelle de ses yeux, la fille de l'empereur, mais cela s'est vite arrêté quand nous avons compris que, d'une certaine manière, elle n'était la fille de personne à part d'elle-même et qu'elle prenait les décisions sans les soumettre à l'approbation de son père. Il en est qui la craignent plus que Friðrik en personne. (…) Et pourtant, elle n'a que vingt et un ans et il arrive que la vie frétille en elle.

Le gamin perçoit certes chez elle quelque chose de froid et d'inflexible, mais d'une manière étrange, inexplicable, elle le fascine. La reine de la Mer Glaciale, pense-t-il alors qu'il oublie toute chose, plongé dans ces yeux, il oublie le monde, en dehors des yeux gris pierre posés sur ce visage aux traits délicats, serti par ces cheveux châtains. Ragnheiður se penche légèrement en avant et demande à voix basse : tu es peut-être muet ? (…) Le gamin sent quelque chose qui tressaille en lui. Il fixe à nouveau le regard gris pierre et déclare d'une voix si basse que Ragnheiður est forcée de se pencher pour l'entendre : Je ne sais tout bonnement pas qui je suis. Je ne sais pas pourquoi j'existe. Et je ne suis pas sûr d'avoir assez de temps devant moi pour le découvrir.

Pourquoi diable ai-je dit cela, pense-t-il, déconcerté, alors qu'il essaie de ne pas trop regarder les seins blancs qui se sont partiellement dévoilés au moment où la jeune fille s'est avancé. Ragnheiður se redresse, son visage affiche un air dubitatif, mais le bout de sa langue pointe de manière inattendue entre ses lèvres, rouge et tout scintillant de salive.

Un bout de langue qui se dévoile ainsi semble porter avec lui un message venu de l'intérieur, des tréfonds obscures de la chair.

Nom de Dieu, pense le gamin.

Les yeux gris pierre glissent lentement, très lentement le long de son corps. Ils sont deux mains invisibles qui caressent, palpent, sentent, perçoivent. Puis elle sourit. »

Les mots de l'auteur suffisent, je crois, à exprimer son indéniable talent de conteur de l'âme humaine et des forces intraitables de la nature si présentes en Islande (comme partout, même si nous faisons mine de l'ignorer...).

Grandiose !

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